Mondoculture, le blog des découvertes

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L'épidémie dansante de Strasbourg

Que vous évoque la date du 14 juillet ? La prise de la Bastille en 1789 ? La fête de la fédération en 1790 ? Le jour de la fête nationale ? En effet, le 14 juillet est une date marquante de l’Histoire de France. Toutefois dans vos réponses, très peu évoqueront le 14 juillet 1518. Pourtant cette date a défrayé la chronique dans la ville de Strasbourg : elle marque le début d’une étrange épidémie : « une épidémie de danse », qui va toucher des centaines de personnes, les poussant à danser jusqu’à la mort pour certains ! Retour sur un phénomène pour le moins étrange.

 

Le 14 juillet 1518 donc, à une époque où la cité de Strasbourg fait partie du Saint-Empire Romain Germanique, une habitante de la ville, Frau Troffea, est saisie d’un besoin irrépressible de bouger, elle sort dans la rue et se met à danser devant les passants amusés. Mais cet amusement va vite laisser place à l’inquiétude, car les heures défilent mais Frau Troffea poursuit sa danse endiablée, la joie qui se lisait sur son visage au début de ses entrechats a disparu pour laisser place à un rictus de crispation, de peur. Anxieux, son mari tente de la stopper, mais rien n’y fait, Frau semble possédée et ne peut s’arrêter de danser ! Finalement, au bout de plusieurs heures de gesticulations, elle s’effondre, à bout de force. Son mari la met au lit, espérant que ce sommeil ramène sa femme à la raison. Mais il n’en est rien, à peine réveillée, elle retourne danser dans la rue, ses pieds abîmés par la danse furieuse saignent, et la fatigue rend ses mouvements de plus en plus heurtés, le soir Frau s’écroule de nouveau, exténuée. Mais le 3ème jour, elle recommence sa pathétique chorégraphie… Cet étrange manège fait le tour de la ville et une foule importante de badauds se presse pour voir le phénomène. On pense alors que Frau Troffea a perdu la raison, pourtant une chose incroyable se produit, d’autres personnes la rejoignent dans sa transe !

 

Le nombre de danseurs fous augmente de jour en jour : fin juillet, on en compte une cinquantaine, au début du mois d’Août ils sont une centaine, c’est une véritable épidémie. Les semaines suivantes ce qu’on appelle désormais « l’épidémie dansante », ou même « la peste dansante », touche environ 400 strasbourgeois, femmes, hommes et même enfants, soit 2 % de la population de la ville ! Les rues sont remplies de clones de Frau Troffea, qui dansent toute la journée, jusqu’à l’épuisement ! L’historien français Michelet explique que : « Les malades, comme emportés d’un même courant galvanique, se saisissaient par la main, formaient des chaînes immenses, tournaient, tournaient, à mourir. Les regardants riaient d’abord puis, par contagion, se laissaient aller, tombaient dans le grand courant, augmentaient le terrible cœur. ».

 

 

Quel drôle de tableau que ce Strasbourg de l’été 1518, peuplé de centaines de danseurs frénétiques ! Frénétiques mais malheureux, leurs visages sont crispés par la fatigue, la douleur et la peur, ils n’ont de cesse de pousser des cris. Des cris de douleur, car la plupart ont les pieds en sang de trop danser, certains ont même les tendons ou les articulations à nu… les malades hurlent également leur désespoir, car ils sont incapables de cesser leurs mouvements, et appellent à l’aide ! Pis, les plus fatigués s’effondrent mais continuent de se tortiller tant bien que mal à même le sol ! L’historien John Waller dépeint ces scènes hallucinantes : « Les malades ont le regard vague ; le visage tourné vers le ciel ; leurs bras et leurs jambes animés de mouvements spasmodiques et fatigués ; leurs chemises, jupes et bas, trempés de sueur, collés à leurs corps décharnés ».

 

Cette situation paraît digne des légendes urbaines, et pourtant la véracité de l’épidémie dansante de Strasbourg est incontestable, de nombreux documents de l’époque l’attestant : notes de médecins, chroniques, sermons de la cathédrale ou billets émis par le conseil municipal.

Face à la propagation de l’épidémie, les élites de la ville tentent d’intervenir. Les plus éminents médecins sont dépêchés sur place, leur verdict est sans appel : il s’agit d’un problème d’excès de « sang chaud ». Le remède préconisé est simple : pour stopper l’épidémie, il faut permettre aux danseurs de continuer leur danse dans de bonnes conditions, en un mot soigner le mal par le mal.

Suivant cet avis le conseil de la cité de Strasbourg fait évacuer deux halles, et y installe des estrades, afin de libérer assez d’espace aux danseurs. Pour les accompagner dans leur guérison, la ville embauche des musiciens et va même jusqu’à nourrir ces danseurs. Ce dernier choix n’est pas sans poser problème : pour être nourris à l’œil de nombreux indigents rentrent dans la farandole, se faisant passer pour des malades.

 

Le traitement ne fonctionne pas. Exposés, les malades permettent à l’épidémie dansante de s’étendre et des dizaines de danseurs meurent d’épuisement, de crise cardiaque, d’accident vasculaire ou de déshydratation (il fait très chaud à Strasbourg l’été). Le conseil de la ville fait alors marche arrière, pensant désormais avoir à faire à un châtiment divin de saint-Guy. Ce saint, très ancré dans les croyances locales, a un rôle contradictoire de guérisseur et de causeur de troubles nerveux. Persuadé que la colère de saint-Guy vient de la vie dissolue de Strasbourg, le Conseil interdit les danses jusqu’au 29 septembre et ferme toutes les maisons closes et établissements de jeu de la cité.

 

Gravure de Hendrik Hondius montrant 3 femmes affectées par la peste dansante

 

Les personnes touchées par l’épidémie sont parquées dans des chariots, en direction de Saverne, à une journée de route de la cité. Pourquoi Saverne ? Parce que s’y trouve une chapelle dédiée au culte à saint-Guy. Sur place chaque malade reçoit une petite croix et assiste à une cérémonie en l’honneur de saint-Guy. Miraculeusement, ces mesures parviennent à endiguer l’épidémie, qui s’éteint progressivement, après avoir fait une centaine de victimes.

 

Un demi-millénaire plus tard, cet épisode tragi-comique reste un casse-tête pour la science. Notons d’ailleurs que ce type d’épidémies de « manie dansante » n’a pas eu lieu qu’à Strasbourg, on dénombre ainsi une vingtaine de cas répertoriés entre 1200 et 1870, mais celle de Strasbourg reste la plus célèbre et la mieux documentée. Les théories pour expliquer ce phénomène se sont multipliées, sans réellement convaincre. Pendant longtemps l’explication avancée aura été celle de l’ergotisme, une pathologie générée par l’ergot de seigle, un champignon qui se développe sur les tiges de seigle et provoque chez les victimes des crises de convulsions et d’hallucinations. Problème, les spasmes engendrés par l’ergotisme ne ressemblent pas du tout aux danses décrites par les chroniques de l’époque. Surtout, l’ergotisme est connu pour diminuer l’afflux de sang dans le corps, ce qui rend impossible tout effort de longue durée.

 

Finalement, l’historien John Waller invoque 3 éléments importants :

-La fragilité psychologique des Strasbourgeois, à une période marquée par les famines et les épidémies qui déciment la population de la ville.

-La règle, connue de tous les éminents psychologues, qui veut qu’une hystérie collective soit très contagieuse pour les spectateurs y assistant.

-Le culte local de saint-Guy, considéré à la fois comme responsable et guérisseur des maladies nerveuses.

Syndrome de la danse de Saint-Guy, une maladie nerveuse

provoquant des spasmes incontrôlés

 

 

Waller estime que la combinaison de ces 3 facteurs pourrait expliquer l’épidémie dansante de Strasbourg. Pour lui Frau Troffea a lancé l’épidémie de danse, à cause d’une certaine fragilité psychologique. La contagion culturelle de l’épidémie serait ensuite due à la fois à l’instabilité émotionnelle de certains badauds et au phénomène de mimétisme qu’entraîne les hystéries collectives. Enfin le culte ambigu de saint-Guy aurait bloqué les malades dans une obligation inconsciente et contradictoire : danser en l’honneur de saint-Guy, afin que ce dernier les guérisse de leur danse endiablée.

Pour Waller, l’épidémie dansante de Strasbourg serait donc le fruit de problèmes psychologiques, mêlés à un phénomène de groupe et à une dévotion sans fin à un saint local ; thèse qui serait confirmée par la disparition rapide de la « maladie » après les prières adressées à saint-Guy.

À défaut d’être certaine, cette explication est à ce jour la plus satisfaisante pour expliquer ce drôle d’événement qui ne vous fera plus voir la date du 14 juillet comme avant !



12/10/2014
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